Futurisme

On souligne rarement l'importance du Futurisme dans l'histoire des Avant-gardes. Son rôle est pourtant capital ! D'abord parce que pour la première fois dans l'Histoire de l'Art, il appelle l'artiste à sortir de passivité contemplative pour devenir l'acteur d'une révolution permanente ; ensuite parce que c'est bien la première fois que l'on rédige un Manifeste ; mais surtout parce que le Futurisme est le prélude à la naissance du Cubo-futurisme, du groupe des Futuroslaves, du Suprématisme, de l'Orphisme ou encore de Dada. Inventé par le vers-libriste italien Filippo Tommaso Marinetti, le Futurisme est un concentré de provocations mises en scènes lors des scandaleuses soirées Futuristes. On y distribue des éphémères à la manière des tracts de Fluxus, on y insulte aussi beaucoup, Marinetti invectivant le public pour voir "Rome submergée par l'urine"... Le premier Manifeste du Futurisme, publié en première page du Figaro en février 1909, donne le ton de ce que doit être le futur : il exalte la modernité, la vitesse, la machine et la guerre, « comme seule hygiène du monde ». D’abord italienne, cette utopie s'applique à tous les types d'expression artistique : littérature et arts graphiques, peinture, sculpture, architecture et musique. La littérature et les arts graphiques finissent par ouvrir les voies de la publicité avec Fortunato Depero ; la peinture cherche à atteindre le dynamisme pictural et pousse plus avant les travaux du Divisionnisme en les combinant avec les travaux d'Etienne-Jules Marey et d'Eadward Muybridge pour obtenir des répétitions de formes. Cette perception du monde et de l'art trouve un écho un peu partout en Europe et notamment à Paris où Boccioni réside. Il marque encore plus les esprits dans la Russie pré-soviétique à travers le Valet de Carreau et Vladimir Maïakowski. Dans un premier temps proche de l’anarchisme, Marinetti adhère de plus en plus au nationalisme, jusqu’à rejoindre l’idéologie fasciste.

Les Futuristes à Paris en 1912, Luigi Russolo, Carlo Carrà, Filippo Tommaso Marinetti, Umberto Boccioni, Gino Severini.
Marinetti et Boccioni, Galerie Bernheim Jeune, février 1912
Principales expositions

Peintres futuristes, 18 mars, association Famiglia Artistica de Milan ; Soirée Futuriste, 20 avril 1910 au théâtre Mercadante, Naples ; Les peintres futuristes italiens, Galerie Bernheim Jeune et Cie, du 5 au 24 février 1912, 15 rue du Chevalier-de-Saint-George (anc. rue Richepance), Paris ; Exposition universelle, Panama-Pacific International Exposition, salle n°141, du 20 février au 4 décembre 1915, San Francisco.

Textes fondateurs
Le Futurisme in Le Figaro, samedi 20 février 1909

Le Futurisme

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M. Marinetti, le jeune poète italien et français, au talent remarquable et fougueux, que de retentissantes manifestations ont fait connaître dans les pays latins, suivi d'une pléiade d'enthousiastes disciples, vient de fonder l'Ecole du "Futurisme" dont les théories dépassent en hardiesse toutes celles des écoles antérieures ou contemporaines. Le Figaro qui a déjà servi de tribune à plusieurs d'entre elles, et non des moindres, offre aujourd'hui à ses lecteurs le manifeste des "Futuristes". Est-il besoin de dire que nous laissons au signataire toute la responsabilité de ses idées singulièrement audacieuses et d'une outrance souvent injuste pour des choses éminemment respectables et, heureusement, partout respectées ? Mais il était intéressant de réserver à nos lecteurs la primeur de cette manifestation, quel que soit le jugement qu'on porte sur elle.

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Nous avions veillé toute la nuit, mes amis et moi, sous des lampes de mosquée dont les coupoles de cuivre aussi ajoutées que notre âme avait pourtant des coeurs électriques. Et tout en piétinant notre native paresse sur d'opulents tapis persans, nous avions discuté aux frontières extrêmes de la logique et griffé le papier de démentes écritures.
Un immense orgueil gonflait nos poitrines à nous sentir debout tous seuls, comme des phares ou comme des sentinelles avancées, face à l'armée des étoiles ennemies, qui campent dans leur bivouacs célestes. Seuls avec les mécaniciens dans les infernales chaufferies des grands navires, seuls avec les noirs fantômes qui fourragent le ventre rouge des locomotives affolées, seuls avec les ivrognes battant des ailes contre les murs !
Et nous voilà brusquement distraits par le roulement des énormes tramways à double étage, qui passent sursautants, bariolés de lumières, tels les hameaux en fête que le Pô débordé ébranle tout à coup et déracine, pour les entraîner, sur les cascades et les remous d'une déluge jusqu'à la mer.
Puis le silence s'aggrava? Comme nous écoutions la prière exténuée du vieux canal et crisser les os des palais moribonds dans leur barbe de verdure, soudain rugirent sous nos fenêtres les automobiles affamées.
- Allons, dis-je, mes amis ! Parlons ! Enfin, la Mythologie et l'Idéal mystique sont surpassés. Nous allons assister à la naissance du Centaure et nous verrons bientôt voler les premiers anges ! - Il faudra ébranler les portes de la vie pour en essayer les gonds et les verrous ! Partons ! Voilà bien le premier soleil levant sur la terre !... Rien n'égale la splendeur de son épée rouge qui s'escrime pour la première fois dans nos ténèbres millénaires.
Nous nous approchâmes des trois machines renâclantes pour flatter leur poitrail. Je m'allongeai sur la mienne...
Le grand balai de la folie nous arracha à nous-mêmes et nous poussa à travers les rues escarpées et profondes comme des torrents desséchés. Çà et là, des lampes malheureuses, aux fenêtres, nous enseignaient à mépriser nos yeux mathématiques.
- Le flair, criai-je, le flair suffit aux fauves !...
Sortons de la Sagesse comme d'une gangue hideuse et entrons, comme des fruits pimentés d'orgueil, dans la bouche immense et torse du vent !... Donnons-nous à manger à l'Inconnu, non par désespoir, mais simplement pour enrichir les insondables réservoirs de l'Absurde !
Comme j'avais dit ces mots, je virai brusquement sur moi-même avec l'ivresse folle des caniches qui se mordent la queue, et voilà tout à coup que deux cyclistes me désapprouvèrent, titubant devant moi ainsi que deux raisonnements persuasifs et pourtant contradictoires. Leur ondoiement stupide discutait sur mon terrain... Quel ennui ! Pouah ! Je coupai court et, par dégoût, je me flanquai dans un fossé...
Oh ! maternel fossé, à moitié plein d'une eau vaseuse ! Fossé d'usine ! J'ai savouré à pleine bouche ta boue fortifiante !
Le visage masqué de la bonne boue des usines, pleine de scories de métal, de sueurs inutiles et de suie céleste, portant nos bras foulés en écharpe, parmi la complainte des sages pêcheurs à la ligne et des naturalistes navrés, nous dictâmes nos premières volontés à tous les hommes vivants de la terre :


Manifeste du Futurisme

1. Nous voulons chanter l'amour du danger, l'habitude de l'énergie et de la témérité.
2. Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l'audace et la révolte.
3. La littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et coup de poing.
4. Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux, tels des serpents à l'haleine explosive... une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.
5. Nous voulons chanter l'homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite.
6. Il faut que le poète se dépense avec chaleur, éclat de prodigalité, pour augmenter la ferveur enthousiaste des éléments primordiaux.
7. Il n'y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef d'oeuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l'homme.
8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !... A quoi bon regarder derrière nous, du moment qu'il faut défoncer les vantaux mystérieux de l'impossible ? Le Temps et l'Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l'Absolu, puisque nous avons déjà créé l'éternelle vitesse omniprésente.
9. Nous voulons glorifier la guerre, - seule hygiène du monde, - le militarise, le patriotisme, le geste destructeur des anarchiste, les belles Idées qui tuent et le mépris de la femme.
10. Nous voulons démolir les musées, les bibliohtèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.
11. Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flairant l'horizon ; les locomotives au grand poitrail qui piaffent sur les rails, tes d'énormes chevaux d'acier bridés de longs tuyaux et le vol glissant des aéroplanes, dont l'hélice a des claquements de drapeaux et des applaudissements de foule enthousiaste.
C'est en Italie que nous lançons ce manifeste de violence culbutante et incendiaire, par lequel nous fondons aujourd'hui le Futurisme, parce que nous voulons délivrer l'Italie de sa gangrène de professeurs, d'archéologues, de cicérones et d'antiquaires.
L'Italie a été trop longtemps le marché des brocanteurs qui fournissaient au monde le mobilier de nos ancêtres, sans cesse renouvelé et soigneusement mitraillé pour simuler le travail des tarets vénérables. Nous voulons débarrasser l'Italie des musées innombrables qui la couvrent d'innombrables cimetières.
Musées, cimetières !... Identiques vraiment dans leur sinistre coudoiement de corps qui ne connaissent pas. Dortoirs publics où l'on dort à jamais côte à côte avec des êtres haïs ou inconnus. Férocité réciproque des peintres et des sculpteurs s'entre-tuant à coups de lignes et de couleurs dans le même musée.
Qu'on y fasse une visite chaque année comme on va voir ses morts une fois par an ! Nous pouvons bien l'admettre !... Qu'on dépose même des fleurs une fois par an aux pieds de la Joconde, nous le concevons !... Mais que l'on aille promener quotidiennement dans les musées nos tristesses, nos courages fragiles et notre inquiétude, nous ne l'admettons pas !...
Admirer un vieux tableau, c'est verser notre sensibilité dans une urne funéraire au lieu de la lancer en avant par jets violents de création et d'action. Voulez-vous donc gâcher ainsi vos meilleures forces dans une admiration inutile du passé, dont vous sortez forcément épuisés, amoindris, piétinés ?
En vérité, la fréquentation quotidienne des musées, des bibliothèques et des académies (ces cimetières d'efforts perdus, ces calvaires de rêves crucifiés, ces registres d'élans brisés !...) est pour les artistes ce qu'est la tutelle prolongée des parents pour des jeunes gens intelligents, ivres de leur talent et de leur volonté ambitieuse.
Pour des moribonds, des invalides et des prisonniers, passe encore. C'est peut-être un baume à leurs blessures, que l'admirable passé, du moment que l'avenir leur est interdit... Mais nous n'en voulons pas, nous, les jeunes, les forts et le vivants futuristes !
Viennent donc les bons incendiaires aux doigts carbonisés !... Les voici ! Les voici !... Et boutez donc le feu aux rayons des bibliothèques ! Détournez le cours des canaux pour inonder les caveaux des musées !... Oh ! qu'elles nagent à la dérive, les toiles glorieuses ! A vous les pioches et les marteaux !... Sapez les fondements des villes vénérables.
Les plus âgés d'entre nous ont trente ans : nous avons donc au moins dix ans pour accomplir notre tâche. Quand nous aurons quarante ans, que de plus jeunes et plus vaillants que nous veuillent bien nous jeter au panier comme des manuscrits inutiles !... Ils viendront contre nous de très loin, de partout, en bondissant sur la cadence légère de leurs premiers poèmes, griffant l'air de leurs doigts crochus, et humant, aux portes des académies, la bonne odeur de nos esprits pourrissants déjà promis aux catacombes des bibliothèques.
Mais nous ne serons pas là. Ils nous trouveront enfin, par une nuit d'hiver, en pleine campagne, sous un triste hangar pianoté par la pluie monotone, accroupis près de nos aéroplanes trépidants, en train de chauffer nos mains sur le misérable feu que feront nos livres d'aujourd'hui flambant gaiement sous le vol étincelant de leurs images.
Ils s'ameuteront autour de nous, haletants d'angoisse et de dépit, et, tous, exaspérés par notre fier courage infatigable, s'élanceront pour nous tuer, avec d'autant plus de haine que leur coeur sera ivre d'amour et d'admiration pour nous. Et la forte et saine Injustice éclatera radieusement dans leurs yeux. Car l'art ne peut être que violence, cruauté et injustice.
Les plus âgés d'entre nous n'ont pas encore trente ans, et pourtant nous avons déjà gaspillé des trésors, des trésors de force, d'amour, de courage et d'âpre volonté, à la hâte, en, délire, sans compter, à tour de bras, à perdre haleine.
Regardez-vous ! Nous ne sommes pas essoufflés... Notre coeur n'a pas la moindre fatigue ! Car il s'est nourri de feu, de haine et de vitesse ! Cela vous étonne ? C'est que vous ne vous vous souvenez même pas d'avoir vécu ! - Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles !
Vos objections ? Assez ! Assez ! Je les connais ! C'est entendu ! Nous savons bien ce que notre belle et fausse intelligence nous affirme. - Nous ne sommes, dit-elle, que le résumé et le prolongement de nos ancêtres. - Peut-être ! Soit !... Qu'importe ?... Mais nous ne voulons pas entendre ! Gardez-vous de répéter ces propos infâmes ! Levez plutôt la tête !
Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi insolent aux étoile !

F.-T. Marinetti.

Manifeste des Peintres Futuristes

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Le 8 mars 1910, à la rampe du théâtre Chiarella de Turin, nous lancions à un public de trois mille personnes – artistes, hommes de lettres, étudiants et curieux – notre premier Manifeste, bloc violent et lyrique qui contenait toutes nos profondes nausées, nos mépris hautains et nos révoltes contre la vulgarité, contre le médiocrisme académique et pédant, contre le culte fanatique de tout ce qui est antique et vermoulu.

Ce fut là notre adhésion au mouvement des Poètes futuristes commencé il y a un an par F.T. Marinetti dans les colonnes du Figaro. La bataille de Turin est restée légendaire. Nous y échangeâmes presque autant de coups de poing que d’idées, pour défendre d’une mort fatale le génie de l’Art Italien.

Et voici que dans une pause momentanée de cette lutte formidable nous nous détachons de la foule, pour exposer avec une précision technique notre programme de rénovation en peinture, dont notre Salon futuriste à Milan a été une manifestation lumineuse.

Notre besoin grandissant de vérité ne peut plus se contenter de la Forme et de la Couleur comme elles furent comprises jusqu’ici.

Le geste que nous voulons reproduire sur la toile ne sera plus un instant fixé du dynamisme universel. Ce sera simplement la sensation dynamique elle-même.

En effet, tout bouge, tout court, tout se transforme rapidement. Un profil n’est jamais immobile devant nous, mais il apparaît et disparaît sans cesse. Etant donné la persistance de l’image dans la rétine, les objets en mouvement se multiplient sans cesse, se déforment en se poursuivant, comme des vibrations précipitées, dans l’espace qu’ils parcourent. C’est ainsi qu’un cheval courant n’a pas quatre pattes, mais il en a vingt, et leurs mouvements sont triangulaires.

Tout est conventionnel en art. Rien n’est absolu en peinture. Ce qui était une vérité pour les peintres d’hier n’est plus qu’un mensonge aujourd’hui. Nous déclarons par exemple qu’un portrait ne doit pas ressembler à son modèle, et que le peintre porte en soi les paysages qu’il veut fixer sur la toile.
Pour peindre une figure humaine, il ne faut pas la peindre; il faut en donner toute l’atmosphère enveloppante.

L’Espace n’existe plus. En effet, le pavé de la rue trempé par la pluie sous l’éclat des lampes électriques, se creuse immensément jusqu’au centre de la terre. Des milliers de kilomètres nous séparent du soleil; cela n’empêche pas que la maison qui est devant nous soit encastrée dans le disque solaire.
Qui donc peut croire encore à l’opacité des corps, du moment que notre sensibilité aiguisée et multipliée a déjà deviné les obscures manifestations de la médiumnité? Pourquoi oublier dans nos créations la puissance redoublée de notre vue, qui peut donner des résultats analogues à ceux des rayons X.
Il nous suffira de citer quelques exemples choisis parmi d’innombrables, pour prouver la vérité de ce que nous avançons.

Les seize personnes que vous avez autour de vous dans un autobus en marche sont, tour à tour et à la fois, une, dix, quatre, trois; elles sont immobiles et se déplacent; elles vont, viennent, bondissent dans la rue, brusquement dévorées par le soleil, puis reviennent s’asseoir devant vous, comme des symboles persistants de la vibration universelle.

Que de fois sur la joue de la personne avec laquelle nous causions n’avons-nous pas vu le cheval qui passait très loin au bout de la rue.
Nos corps entrent dans les canapés sur le quels nous nous asseyons, et les canapés entrent en nous. L’autobus s’élance dans les maisons qu’il dépasse, et à leur tour les maisons se précipitent sur l’autobus et se fondent avec lui.

La construction des tableaux a été jusqu’ici traditionnelle. Les peintres nous ont montré les objets et les personnes placés devant nous. Nous placerons désormais le spectateur au centre du tableau.
Comme dans tous les domaines de l’esprit humain, une clairvoyante recherche individuelle a balayé les immobiles obscurités du dogme, de même faut-il que le courant vivificateur de la science délivre bientôt la peinture de la tradition académique.

Nous voulons à tout prix rentrer dans la vie. La science victorieuse de nos jours a renié son passé pour mieux répondre aux besoins matériels de notre temps; nous voulons que l’art, en reniant son passé, puisse répondre enfin aux besoins intellectuels qui nous agitent.
Notre conscience rénovée nous empêche de considérer l’homme comme le centre de la vie universelle. La douleur d’un homme est aussi intéressante à nos yeux: que la douleur d’une lampe électrique qui souffre avec des sursauts spasmodiques et crie avec les plus déchirantes expressions de la couleur. L’harmonie des lignes et des plis d’un costume contemporain exerce sur notre sensibilité la même puissance émouvante et symbolique que le nu exerçait sur la sensibilité des anciens.
Pour concevoir et comprendre les beautés neuves d’un tableau futuriste, il faut que l’âme se purifie; il faut que l’œil se délivre de son voile d’atavisme et de culture, pour considérer enfin comme unique contrôle la Nature et non pas le Musée.
Dès que ce résultat sera obtenu, on s’apercevra bien vite que des teintes brunes n’ont jamais circulé sous notre épiderme; on s’apercevra que le jaune resplendit dans notre chair, que le rouge y flamboie et que le vert, le bleu et le violet y dansent avec mille grâces voluptueuses et caressantes.

Comment peut-on voir encore rose le visage humain, alors que notre vie, dédoublée par le noctambulisme, a multiplié notre perception de coloristes? Le visage humain est jaune, rouge, vert, bleu, violet. La pâleur d’une femme qui contemple la devanture d’un bijoutier a une irisation plus intense que les feux prismatiques des bijoux dont elle est l’alouette fascinée.

Nos sensations en peinture ne peuvent plus être chuchotées. Nous voulons désormais qu’elles chantent et retentissent sur nos toiles comme des fanfares assourdissantes et triomphales.
Vos yeux habitués à la pénombre s’ouvriront bientôt à de plus radieuses visions de clarté. Les ombres que nous peindrons seront plus lumineuses que les pleines lumières de nos prédécesseurs, et nos tableaux, auprès de ceux des musées, resplendiront comme un jour aveuglant opposé à une nuit ténébreuse.

Nous en concluons qu’il ne peut aujourd’hui exister de peinture sans Divisionisme. Il ne s’agit pas d’un procédé que l’on peut apprendre et appliquer à volonté. Le Divisionisme, pour le peintre moderne, doit être un complémentarisme inné, que nous déclarons essentiel et nécessaire.

On accusera probablement notre art de cérébralisme tourmenté et décadent. Mais nous répondrons simplement que nous sommes au contraire les primitifs d’une nouvelle sensibilité centuplée, et que notre art est ivre de spontanéité et de puissance.

NOUS DÉCLARONS

1° Qu’il faut mépriser toutes les formes d’imitation et glorifier toutes les formes d’originalité ;
2° Qu’il faut se révolter contre la tyrannie des mots “harmonie” et “bon goût », expressions trop élastiques avec lesquelles on peut facilement démolir les œuvres de Rembrandt, de Goya et de Rodin ;
3° Que les critiques d’art sont inutiles ou nuisibles ;
4° Qu’il faut balayer tous les sujets déjà usés, pour exprimer notre tourbillonnante vie d’acier, d’orgueil, de fièvre et de vitesse ;
5° Qu’il faut considérer comme un titre d’honneur l’appellation de « fous » avec laquelle on s’efforce de bâillonner les novateurs ;
6° Que le complémentarisme inné est une nécessité absolue en peinture, comme le vers libre en poésie et la polyphonie en musique
7° Que le dynamisme universel doit être donné en peinture comme sensation dynamique ;
8° Que dans la façon de rendre la nature il faut avant tout de la sincérité et de la virginité
9° Que le mouvement et la lumière détruisent la matérialité des corps.

NOUS COMBATTONS

1° Contre les teintes bitumineuses par lesquelles on s’efforce d’obtenir la patine du temps sur des tableaux modernes ;
2° Contre l’archaïsme superficiel et élémentaire fondé sur les teintes plates, et qui, en imitant la facture linéaire des Egyptiens, réduit la peinture à une impuissante synthèse puérile et grotesque;
3° Contre le faux avenirisme des sécessionistes et des indépendants qui ont instauré de nouvelles académies aussi poncives et routinières que les précédentes ;
4° Contre le Nu en peinture, aussi nauséeux et assommant que l’adultère en littérature.

Expliquons ce dernier point. Il n’y a rien d’immoral à nos yeux ; c’est la monotonie du Nu que nous combattons. On nous déclare que le sujet n’est rien et que tout est dans la façon de le traiter. D’accord. Nous l’admettons aussi. Mais cette vérité inattaquable et absolue il y a cinquante ans, ne l’est plus aujourd’hui, quant au nu, du moment que les peintres, obsédés par le besoin d’exhiber le corps de leurs maîtresses, ont transformé les Salons en autant de foires aux jambons pourris !

Nous exigeons, pour dix ans, la suppression totale du Nu en peinture!

UMBERTO BOCCIONI, CARLO CARRÀ, LUIGI RUSSOLO, GIACOMO BALLA, GINO SEVERINI.
 

Manifeste technique de la sculpture futuriste

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... Pourquoi donc la sculpture devrait-elle rester entravée par des lois qui n'ont aucune raison d'être ? Brisons-les donc crânement et proclamons l'abolition complète de la ligne finie et de la statue fermée. Ouvrons la figure comme une fenêtre et enfermons en elle le milieu où elle vit. Proclamons que le milieu doit faire partie du bloc plastique comme un monde spécial régi par ses propres lois. Proclamons que le trottoir peut grimper sur votre table, que votre tête peut traverser la rue, et qu'en même temps votre lampe familière peut suspendre d'une maison à l'autre l'immense toile d'araignée de ses rayons de craie.

Proclamons que tout le monde apparent doit se précipiter sur nous, s'amalgamant à nous, en créant une harmonie qui ne sera gouvernée que par l'intuition créatrice. Une jambe, un bras ou un objet quelconque n'ayant que l'importance d'un élément de rythme plastique, peuvent aisément être abolis dans la sculpture futuriste, non pour imiter un fragment grec ou romain, mais pour obéir à l'harmonie que le sculpteur veut créer. Un ensemble sculptural aussi bien qu'un tableau ne peut ressembler qu'à lui-même, parce que la figure humaine et les objets doivent vivre en art en dehors et en dépit de toute logique physionomie.

Une figure peut avoir un bras habillé et tout le reste nu. Les différentes lignes d'un vase de fleurs peuvent se poursuivre avec agilité en se mêlant aux lignes du chapeau et à celles du cou.

Des plans transparents de verre ou de celluloïde, des lames de métal, des fils, des lumières électriques intérieures ou extérieures, pourront indiquer les plans, les tendances, les tons et demi-tons d'une nouvelle réalité. De même, une nouvelles coloration intuitive de blanc, de gris et de noir, peut augmenter la force émotive des plans, tandis qu'un plan coloré peut accentuer violemment la signification abstraite d'une valeur plastique.
Ce que nous avons dit sur les lignes-forces en peinture (Préface du manifeste du catalogue de la Première Exposition Futuriste de Paris : Octobre 1911*) s'applique également à la sculpture. En effet, nous donnerons la vie à la ligne musculaire statique en la fondant avec la ligne-force dynamique. Ce sera presque toujours la ligne droite, qui est la seule ligne correspondante à la simplicité intérieure de la synthèse que nous opposons à l'extériorité baroque de l'analyse. La ligne droite pourtant ne nous entraînera pas à l'imitation des Egyptiens, des Primitifs ou des sauvages, en suivant l'exemple absurde, de quelques sculpteurs modernes qui se sont efforcés ainsi de se délivrer de l'influence grecque. Notre ligne droite sera vive et palpitante ; elle se prêtera aux exigences des innombrables expressions de la matière et sa sévérité fondamentale et nue exprimera la sévérité de l'acier qui caractérise les lignes du machinisme moderne. Nous pouvons enfin affirmer que le sculpteur ne doit reculer devant aucun moyen pour obtenir une réalité. Rien n'est plus sot que de craindre de sortir de l'art que nous exerçons. Il n'y a ni peinture, ni sculpture, ni musique, ni poésie. Il n'y a de vrai que la création. Par conséquent si une composition sculpturale a besoin d'un rythme spécial de mouvement pour augmenter ou contraster le rythme arrêté de l'ensemble sculptural (nécessité de l'oeuvre d'art) on pourra lui appliquer un petit moteur qui donnera un mouvement rythmique adapté à tel plan et à telle ligne.

Il ne faut pas oublier que le tic-tac et le mouvement des aiguilles d'une horloge, l'entrée ou la sortie d'un piston dans un cylindre, l'engrenage tour à tour ouvert et fermé de deux roues dentées, avec l'apparition et la disparition continuelles de leurs petits rectangles d'acier, la rage folle d'un volant, le tourbillon d'une hélice, sont autant d'éléments plastiques et picturaux  dont l'oeuvre sculpturale futuriste doit se servir.
Par exemple : une soupape qui s'ouvre et se referme crée un rythme aussi beau mais infiniment plus nouveau que celui d'une paupière animale !

Conclusions.

1. - La sculpture se propose la reconstruction abstraite et non la valeur figurative des plans et des volumes qui déterminent les formes.

2. - Il faut abolir en sculpture, comme dans tout autre art, le sublime traditionnel des sujets.

3. - La sculpture ne peut pas avoir pour but une reconstruction réaliste épisodique. Elle doit se servir absolument de toutes les réalités pour reconquérir les éléments essentiels de la sensibilité plastique. Par conséquent le sculpteur futuriste percevant les corps et leurs parties comme des zones plastiques, introduira dans la composition sculpturale des plans de bois ou de métal, immobiles ou mis en mouvement, pour donner un objet ; des formes sphériques poilues pour donner des cheveux ; des demi-cercles de verre, s'il s'agit par exemple d'un vase ; des fils de fer ou des treillis pour indiquer un plan atmosphérique, etc., etc.

4. - Il faut détruire la prétendue noblesse, toute littéraire et traditionnelle, du marbre et du bronze et nier carrément que l'on doive se servir exclusivement d'une seule matière pour un ensemble sculptural. Le sculpteur peut se servir de vingt matières différentes, ou davantage, dans une seule oeuvre, pourvu que l'émotion plastique l'exige. Voici une petite partie de ce choix de matières : verre, bois, carton, ciment, béton, crin, cuir, étoffe, miroirs, lumière électrique, etc.

5. - Il faut proclamer à haute voix que l'intersection des plans d'un livre et les angles d'une table, dans les lignes droites d'une allumette, dans le châssis d'une fenêtre, il y a bien plus de vérité que dans tous les enchevêtrements de muscles, dans tous les seins et dans toutes les cuisses de héros et de Vénus qui enthousiasment l'incurable sottise des sculpteurs contemporains.

6. - C'est uniquement par un choix de sujets très modernes que l'on parviendra à la découverte de nouvelles idées plastiques.

7. - La ligne droite est le seul moyen qui puisse nous conduire à la virginité primitive d'une nouvelle construction architectonique de masses et de zones sculpturales.

8. - Il ne peut y avoir de renouvellement qu'en faisant la sculpture de milieu ou d'ambiance, car c'est ainsi seulement que la plastique se développera en se prolongeant dans l'espace pour le modeler. C'est pourquoi le sculpleur futuriste peut enfin aujourd'hui modeler l'atmosphère qui environne les choses, au moyen de la glaise.

9. - Ce que le sculpteur futuriste crée est en quelque sorte le pont idéal qui unit l'infini plastique extérieur à l'infini plastique intérieur. C'est pourquoi les objets ne finissent jamais ; ils s'interceptent avec d'innombrables combinaisons de sympathie et d'innombrables chocs d'aversion. L'émotion du spectateur occupera le centre de l'oeuvre sculpturale.

10. - Il faut détruire le nu systématique et la conception traditionnelle de la statue et du monument.

11. - Il faut enfin refuser à tout prix les commandes à sujet fixe, et qui par conséquent ne peuvent contenir une pure construction d'éléments plastiques complètement rénovés.

Milan, le 11 avril 1912.

UMBERTO BOCCIONI
Peintre et sculpteur.

* L'exposition, en raison de la guerre en Turquie, sera déplacée à février 1912.

Artistes associés

Ramón Alva de la Canal, Alexander Archipenko, Lawrence Atkinson, Giacomo Balla, Vladimir Baranoff-Rossiné, Umberto Boccioni, David Bomberg, Araldo Bonzagni, David Bourliouk, Vladimir Bourliouk, Anton Giulio Bragaglia, Georges Braque, Francesco Cangiullo, Josef Čapek, Carlo Carrà, Ambrogio Casati, Marc Chagall, Mario Chiattone, Leon Chwistek, Mikalojus Konstantinas Čiurlionis, Alvin Langdon Coburn, Primo Conti, Joseph Csaky, Germán Cueto, Stanley Cursiter, Robert Delaunay, Sonia Delaunay, Felix Delmarle, Fortunato Depero, Jessica Dispor, Otto Dix, Gerardo Dottori, Marcel Duchamp, Raymond Duchamp-Villon, Leonardo Dudreville, Boris Ender, Jacob Epstein, Max ernst, Frederick Etchells, Alexandra Ester, Bedřich Feuerstein, Henry Gaudier-Brzeska, Arnaldo Ginna, Albert Gleizes, Nathalie Gontcharova, Otto Gutfreund, Paul Joostens, Tai Kanbara, Jiří Kroha, František Kupka, Mikhail Larionov, Henri Laurens, Henri Le Fauconnier, Fernand Léger, Fernando Leal, Percy Wyndham Lewis, Vladimir Maïakowski, Kazimr Malevich, John Marin, Franz Marc, Etienne-Jules Mary, Filippo Tommaso Marinetti, Mikhail Matiushin, Roberto Melli, Christopher R.W. Nevinson, Jais Nielsen, Francis Picabia, Pablo Picasso, Liubov Popova, Enrico Prampolini, Francesco Balilla Pratella, Gaetano Previati, Ivan Puni, Fermín Revueltas, william Roberts, Romolo Romani, Ottone Rosai, olga Rozanova, Morgan Russell, Luigi Russolo, Antonio Sant’Elia, Helen Saunders, Jules Schmalzigaug, Gino Severini, Josef Šíma, Mario Sironi, Ardengo Soffici, Jospeh Stella, Leopold Survage, Vladimir Tatlin, Janos Mattis Teutsch, Lajos Tihanyi, Seji Togo, Béla Uitz, Jacques Villon, Mikhail Vrubel, Edward Wadsworth, Nell Walden, Masamasu Yamane, Tetsugoro Yorozu.

Courant, mouvement, lieu à rapprocher
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