Art Fractal
Le groupe des Fractalistes se constitue en France en 1997 autour de Edward Berko, Miguel Chevalier, Pascal Dombis, Carlos Ginzburg, Jean-Claude Meynard, Nachum Miller, Joseph Nechvatal, Pierre Zarcate. Ils sont bientôt rejoints par César Henao, Jim Long, Nancy Lorenz, Yvan Rébiyj.
Poussé par le critique d'art François Debailleux, les artistes qui le composent abandonnent l'art euclidien au profil de l'aléatoire. Ils pensent géométrie fractale et laissent une large place à l'aléatoire. L'image, saturée par la forme et la couleur, finit par se révéler comme un réseau de correspondances qui permettent de passer d'une ligne à une autre, d'un motif à un autre.
Espace Paul Ricard, Paris, du 22 avril au 24 mai 1997 ; Espace Mabel Semmler, Paris, Villa Tamaris, La Seyne Sur Mer, du 27 mars au 30 mai 1999.
1- C'est en fonction de propositions communes que nous nous regroupons. Ce collectif affirme avec ses œuvres le paradigme de la complexité chaotique-fractale.
2 - La problématique d'Art et Complexité est d'abord et avant tout une organisation visuelle, le potentiel à une construction sans limite, dans un processus sans fin.
3 - Notre activité fractaliste se manifeste au travers d'univers où abondent les formes aléatoires et proliférantes.
4 - Nous abandonnons la rationalité euclidienne au profit de processus imprévus et non programmés.
5 - La vision labyrinthique et son parcours aléatoire se proposent de reconstruire l'imaginaire et d'ouvrir une perspective nouvelle.
6 - Dans la spirale ordre-désordre, l'œuvre est l'émergence éphémère d'une hybridation : un passage.
7 - L'activité fractaliste, de la peinture aux nouvelles technologies, cristallise un champ où se matérialisent : réseaux, jeux d'échelles, prolifération, autosimilarité, hybridation, récursivité, structures dissipatives, « effet papillon », attracteurs étranges, infinitisation.
8 - Toutes nos œuvres son maximalistes; c'est par l'excès d'informations que l'on accède au vertige fractal.
9 - Le paradigme de la complexité chaotique-fractale constitue la dynamique privilégiée de la recherche contemporaine, des pratiques et du savoir.
10 - Aujourd'hui, nous nous engageons dans un renouveau radical du modèle de la création.
Groupe « Les Fractalistes - Art et Complexité »
Qu'est-ce que l'art fractal ? A quoi ressemble-t-il ? Pourquoi est-il significatif ? J'écris ce texte afin d'éclairer ce que je considère comme être la formulation d'une activité fractaliste dans l'art contemporain.
L'art fractal nous vient de trois domaines : la théorie du chaos, la théorie de la complexité, et la géométrie fractale. Le mot "fractal" est utilisé comme terme générique pour qualifier des pratiques artistiques qui relèvent de ces trois domaines de pensée. L'évolution d'une nouvelle géométrie, à savoir la géométrie fractale, a impulsé et inspiré chez certains artistes la recherche d'une nouvelle perspective artistique, et leurs oeuvres sont le reflet de cette quête. Mais d'abord, afin de mieux comprendre le point de vue de ces artistes fractalistes, commençons par une définition. Qu'est-ce que fractal ?
Tout d'abord, disons simplement qu'un fractal est un type de forme conçue dans le cadre d'une géométrie non euclidienne, de même qu'un carré serait une forme qui relève de la géométrie euclidienne. Les fractales se créent dans des situations dynamiques. Structures régulières dans l'irrégularité, ordonnées dans le désordre, ce sont le fruit d'interactions complexes, où il y a un aller-retour incessant entre cause et effet. Pris au hasard, quelques exemples de formes fractales seraient la turbulence des nuages dans le ciel, les craquelures de la boue dans un lit de rivière desséché, lee mouvement des cellules de l'eau de Seine et la frontière entre la feuille de l'arbre et le ciel. Le corps, lui aussi, possède ses propres fractals. Pensez à la ramification des poumons, des artères et des vaisseaux sanguins, ou aux réseaux labyrinthiques des neurones et des synapses dans le cerveau. Mais les fractals ne se trouvent pas seulement dans la nature. On les voit aussi dans dans la composition architecturale d'une ville, dans la prolifération de l'espace avec ses plis, ses détails, l'enchevêtrement serpentin des routes et des conduits, les marbrures du trottoir sur lequel nous marchons.
Le fait d'identifier et de nommer ces formes jusque-là indéfinies, ainsi que les phénomènes qui leur ont donné lieu, constitue pour les artistes un outil, un point de départ pour la création d'une image plastique. Dans ce sens l'artiste fractaliste de nos jours à l'héritier d'une longue tradition artistique, celle qui consiste à utiliser des géométries comme source d'inspiration pour une vision du réel. En fait, certains artistes avaient déjà saisi par l'intuition ces structures fractales avant qu'elles ne soient nommées. La grande vague de Hokusai ou les éponges de Yves Klein privilégient la fractalité de la structure de l'objet. Mais, aujourd'hui, il existe un groupe d'artistes qui a commencé de manière délibérée à incorporer, à métaphoriser et à étendre les définitions formelles de la fractalité dans une perspective artistique, dans l'univers poétique et imaginaire de la création.
A la lumière des huit années d'activité auxquelles témoignent les oeuvres de cette exposition, la question se pose : comment définir l'art fractal ? Quelles sont les démarcations stylistiques ? Je crois que la situation peut se résumer en six points.
1. L'art fractal présente une forme et une structure fractales. Le fractal détermine l'architecture de l'oeuvre, du poème, de la musique, de la littérature.
2. L'art fractal contient de multiples échelles, chaque monde en recèle un autre : le microcosme est indissociable du macrocosme. Chaque détail nous introduit dans un monde nouveau. La partie est le miroir du tout, le tout renvoie à la partie. Le détail joue un rôle central dans l'oeuvre.
3. L'art fractal suggère l'auto-similitude. Les structures semblent se répéter. En fait, l'oeuvre entière semble se reproduire à l'infini. Quelle que soit la partie de l'oeuvre sur laquelle on se focalise, le spectateur a toujours l'impression de voir l'oeuvre dans sa globalité.
4. L'art fractal développe une perspective fractale. Il se sert de la mise à échelle et de l'auto-similitude pour véhiculer une vision de la nature, de la société et du sujet humain.
5. L'art fractal propose une façon de voir qui est elle-même fractale. Ordre et désordre, bifurcation, réseau, aléatoire, incertitude, infini, turbulence, attracteurs étranges, structures auto-organisatrices d'origine fractale - ainsi se nomment les termes de son langage.
6. L'art fractal considère l'espace contemporain comme fractal. Il n'y a plus d'espace ouvert, tout l'espace devient fractal, infiniment dense, plié, proliférant, labyrinthique, chargé de filigranes et de couches. Nous affirmons que ce sont là les traits qui caractérisent notre paysage contemporain.
Ces points permettent de dégager la fondation d'une image plastique fractale. Mais ainsi que pour tout art, l'identité de l'art fractal réside au fond dans l'extension, la métaphorisation, la poétisation et le traitement imaginaire de cette fondation. Pour l'artiste et pour l'art, la nécessité se trouve là. C'est un travail jamais fini auquel l'artiste se confronte chaque jour.
Pour résumer, on ne cherchera pas dans les oeuvres de ces artistes des ensembles mandelbrotiens ou des courbes de Koch - pas plus qu'on ne chercherait des sphères riemanniennes ou des hyperboles lobatchevkiennes dans une oeuvre cubiste. Cela ne serait que l'illustration, pas de l'art. Et il ne faut pas croire non plus que l'artiste fractal utilise forcément un ordinateur. Les nouvelles technologies ouvrent à l'art des perspectives neuves et réjouissantes, mais la peinture demeure. D'ailleurs, il ne faut pas trop s'étonner de la diversité des démarches artistiques. Chacun des nomnbreux artistes présentés ici choisit sa thématique, que ce soit l'imbrication du cosmique et de l'humain dans le travail de Meynard, les propositions mystiques de Berko avec sa poésie fractale des couleurs, les manifestations sociales de Ginzburg, ou bien d'autres points de vue. Mais tous ces artistes partagent une vision fractale de notre contemporanéité, ainsi que la conviction que cette vision est spécifique à ce moment historique.
Pour revenir à une remarque antérieure, c'est aller un peu vite en besogne que de dire qu'un carré n'est qu'un carré, ou qu'un fractal n'est qu'un fractal. Toute forme incarne un système de pensée. La pensée est dans la forme, si je puis dire. Pensons aux réflexions sur le carré de Hans Hoffmann, au travail des minimalistes ou aux implications des oeuvres de Rothko. C'est grâce à leur symbolisme que les formes sont puissantes et nécessaires, c'est parce que la forme représente un système de pensée, une conception de comportement, une façon de modeler. Ainsi, on peut dire qu'une forme euclidienne incarne un système de pensée, une attitude, un point de vue sur la nature de la réalité qui tient celle-ci pour quelque chose de mesurable, de quantifiable et de rationnel. Et, bien sûr, ces mêmes idées se trouvent prolongées dans la pensée occidentale que nous assimilons et perpétuons de manière inconsciente. Sur le plan symbolique, c'est à cela que le fractal s'oppose. Il suggère que l'ordre existe dans l'irrationnel, dans le chaotique, il postule une dynamique naturelle et humaine dont l'impénétrabilité est une qualité essentille.
Si nous gravitons ainsi autour du fractal, c'est que nous pouvons nous-mêmes être définies comme des structures fractales engendrées par les systèmes du fractal vivant. Nous sommes les produits hermétiques/dynamiques d'un échange complexe entre cause et effet. Nous nous formulons, nous nous retrouvons à travers un échange complexe entre libre arbitre et déterminisme sans que jamais l'un efface l'autre. Nous sommes de voyage à travers l'irrationnel et le rationnel mêlés.
Dans l'art de toutes les époques, de tous les pays, de nouvelles impulsions ne cessent d'éclore et d'évoluer à l'intérieur de la perspective plastique. Ainsi la pyramide du Louvre comporte-t-elle la philosophie classique de la tradition euclidienne, minimaliste, mais en même temps, sous ce verre sans aspérités, Pei a introduit un sytème de bifurcations. De manière intuitive ou consciente, l'impulsion et l'influence fractales sont présentes dans notre architecture, dans notre façon de construire, que ce soit la sculpture, la peinture, la poésie ou la littérature.
L'art fractaliste cherche à rendre visible un regard "fractal". Il cherche à encourager le spectateur à voir et expérimenter la fractalité qui est autour de lui, qui se retrouve dans les structures physiques de la réalité. Regardez ces volutes de fumée sortant de la cheminée d'usine, ou le trottoir grêlé de la rue de Seine. Dès que l'on commence à voir de manière fractale, on est conscient de la concurrence entre différentes visions de la réalité qui a lieu à à l'intersection de nos définitions. Oui, le plan corbusien exprime un modèle de réalité. Mais, dans un sens, c'est un modèle de l'exception. La majeure partie du comportement et de l'activité se trouve dans un monde dynamique et non linéaire, d'où émerge l'ordre fractal.
L'art affirme qu'il peut être fractal, qu'il peut avoir une démarche fractale. Cette exposition constitue un noyau. Un seuil. Le travail continue. Finalement, c'est aux artistes-peintres, aux écrivains, aux poètes, d'agrandir et de compléter l'évolution de la fractalité. L'art fractal formulera et défendra ses idées à l'intérieur de son propre univers. C'est notre but et notre défi en tant qu'artistes.
Susan Condé, Catalogue d'exposition, Espace Paul Ricard, 1997
Edward Berko, Miguel Chevalier, Pascal Dombis, Carlos Ginzburg, César Henao, Jim Long, Nancy Lorenz, Jean-Claude Meynard, Nachum Miller, Joseph Nechvatal, Yvan Rébiyj, Pierre Zarcate.