Sculpteur français, né le 2 février 1935 à Gallargues-le-Montueux (Gard), Toni Grand s’installera dans les années 60 à Mouriès et restera résolument attaché à la Camargue jusqu’à la fin de sa vie.
Il fit des études littéraires à Montpellier, puis étudia un an aux Beaux-arts de la même ville. Toni Grand apprend le métier dans différents ateliers de sculpteurs à Paris dans les années 1960, en particulier chez Marta Pan. Il y perfectionne ses connaissances techniques.
Il découvre le mouvement Supports Surfaces lors de l'exposition de l'ARC en 1968. Même s’il fut proche de ce mouvement, particulièrement actif en 1970 et 71, les préoccupations de Toni Grand ne sont pas pour autant interprétables à l’aune des questionnements théoriques de ce mouvement. Cependant, il y a des concordances qui s’expriment dans l’usage même des matériaux.
Première exposition personnelle à la Galerie Eric Fabre, à Paris, en 1974. En 1986, il enseigne à l'École Supérieure des Beaux-Arts de Nîmes avant de rejoindre l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris de 1987 à 1993, puis celle de Marseille de 1994 à 2000.
Jusqu'à la fin des années 1960, installé dans le Mas du mouton à Mouriès (Bouches-du-Rhône), il travaille essentiellement le plomb, l'aluminium et l'acier avant d’adopter dans les années 1970 des matériaux simples et pauvres : bois, branches, planches. En rupture avec la sculpture traditionnelle, il veut rendre compte dans son travail du processus de fabrication. Le bois, parce qu'il était facile d'accès et informe, fut un de ses matériaux majeurs, jusqu'à l'épuisement. "Pas un beau morceau de bois, pas un morceau riche avec une histoire compliquée, mais un morceau, quelque chose de largement suffisant pour amorcer quelque chose." 1.
À partir du milieu des années 1970, il travaille avec des résines de synthèse appliquées pour envelopper des pierres, du bois, des ossements ou encore des poissons. La résine stratifiée fut un élément important de son travail, lui permettant de recouvrir, de dénaturer le matériau. Elle lui permit d'obtenir des nuances de transparence ou de couleur, de relier, de modeler.
La pierre vint après le bois proposer un nouvel élan au travail du sculpteur. Toni Grand les ramassait et les gardait telles qu'elles, comme sujet de départ. Tout comme les ossements utilisés pour la sculpture Cheval majeur, la pierre enrobée dans le stratifié ne laisse pas apparaître les traces du travail réalisé, elle existe comme un tout informe et difficilement pénétrable.
Les poissons, souvent des congres ou des anguilles, ne rentrent pas non plus pour l'artiste dans une dimension symbolique, affective ni provocatrice. Seulement un matériau, avec ses qualités et ses défauts. "Le poisson est, au sens littéral, un matériau plus bas que terre […]. Techniquement, c'est plus facile à mettre en œuvre. Les poissons n'ont pas de poils et pas de pattes" 2.
Sa première grande exposition dans une institution date de 1976, au musée d'Art et d'Industrie de Saint-Étienne. En 1981, il est invité à présenter ses sculptures en acier dans les salles romanes du cloître Saint-Trophime, en Arles. Il représente la France à la Biennale de Venise en 1982, (avec Simon Hantaï). En 1986, ses œuvres sont exposées dans les Galeries contemporaines du Centre Georges Pompidou (Paris) puis en 1989, au Musée des Beaux-arts de Lyon. En 1991, le Musée des Beaux-Arts de Nantes lui consacre une très importante rétrospective dans laquelle il présente un vaste ensemble de 80 dessins réalisés en 1970 et 1971. Il expose en 1993 au Musée d'Art Moderne de Céret et en 1994 à la Galerie nationale du Jeu de paume à Paris. Ses œuvres sont présentées en 2000 à la Renaissance Society à Chicago aux États-Unis. La dernière exposition institutionnelle de Toni Grand date de 2003, au Musée des Beaux-Arts de Nantes à l’occasion de la présentation de la donation.
Toni Grand s'éteint à Mouriès le 29 novembre 2005. En 2007, le MAC de Marseille lui rend hommage ; en 2013, le MAMCO (Genève) lui consacre une rétrospective très complète.
Notes :
1 cf contribution de Yves Michaud in Toni Grand, Éditions du Centre Georges Pompidou 1986, catalogue de l'exposition de 1986.
2 cf article de Hervé Gauville pour Libération, 2005.
Les neuf dixièmes de notre vie s'oublient en vivant. Quant à la plus grande part de ce qui reste, il vaudrait mieux n'en rien dire : cela n'intéresserait personne, ou du moins ne contribuerait en rien à l'histoire de ce que nous avons été.
Reste un mince récit linéaire — quelques centaines de pages — autour duquel s'ag-glutinent, comme un berlingot, les intérêts qui retiendront quelques heures le commun des lecteurs, pareils à des enfants friands de sucreries qui préféreraient quelque chose de plus savoureux et de moins dur. Pour nous, cependant, ces heures ont été précieuses. Elles sont notre trésor. C'est tout ce que, raisonnablement, nous devrions offrir.
Les années soixante-dix, on a vraiment pissé dessus et je m'en fiche, rien à décla rer pour l'Histoire, pas grand-chose à faire reluire, cela semble très bas, un temps avec moins de tout, cela paraît idiot de penser moins de culture, en tout cas moins de machines à sous, du mouvement oui, des CRS enfin vous savez, de l'instable, des amis, des délires, des utopies, peut-être du punch, des endroits assez tranquilles mais déjà limites, etc.
Sans intérêt d'écrire cela, sinon pour les dessins, pour les voir.
Bon je dis : petite salle sombre, papier, pince. , table, cutter, un pot de peinture noire — d'où venait-elle ? — presque goudron pour le fer, désespérante, jamais réelle, elle avait le temps, vraiment noire !
Attention c'était joyeux ou plutôt sans souci, organisé, rapide, pas fatigant.
Sans doute je pensais que quelque chose aurait lieu là, c'est tout, comme à Lourdes et je passais la porte, de la cigale à l'imprévu, comme aspiré.
Aspiré, pas poussé, j'insiste, quoiqu'on dise de ce temps-là, visites assez courtes, peu souvent, la vie courante.
Bref à la fin de l'été, je dus laisser à plat comme fruits sur claies — la peinture noire ! - beaucoup trop de feuilles pour les contempler.
Un an après, même histoire, mêmes conditions, sans doute d'autres gestes, j'ai oublié leur différence entre 70 et 71.
Après, long blanc; j'ai vu la quantité trois ou quatre fois, fait des tris suivant l'humeur, la grenouille et l'époque.
Vingt ans après, à Nantes, situation critique et amusante, je me demandais devant les restes de ces deux étés : que s'était-il donc vraiment passé ?
(...)
Toni Grand, né en 1935, eut une enfance privilégiée entre le Gard et la Camargue. Tout petit, il allait à l'école à cheval et, très habile de ses mains, il construisait d'étranges jouets en bois ou en fer.
Avec un copain, il s'initia à la forge et commença à inventer des objets. Après son bac, il fit une année de lettres modernes puis s'inscrivit à l'Ecole des Beaux-Arts de Montpellier pour conforter ses projets artistiques.
Voulant un avenir libre, il devança l'appel du service militaire et se retrouva 27 mois en Algérie, temps difficile pour lui, où il tomba sur des commandos de torture qu'il demanda à quitter très vite. Il fut alors muté tout seul dans une ferme où il devait élever des chiens (il avait le diplôme du maître-chien, le seul qu'il ait eu, disait-il avec humour !
Pour leur donner à manger, il devait abattre des ânes, mais cela il savait faire, habitué à dépecer des sangliers dans les chasses camarguaises de son père. A la fin, quelque peu choqué, il vint à Paris se familiariser avec le domaine des arts et rencontrer des artistes. Il s'aménagea un atelier dans lequel il commença vraiment son activité artistique (1965).
En 1967 il expose à la Biennale de Paris et obtient le prix de la Biennale. Solitaire et discret, peu causant, il voyage beaucoup en Europe, aux Etats Unis, au Chili, au Japon, etc. En 1968, il est professeur à l'Ecole des Beaux Arts de Paris. Il enseignera aussi à Nîmes et à Marseille. En 1974, c'est sa première exposition personnelle à la galerie Eric Fabre à Paris (son premier galeriste).
Ensuite, ce sera une centaine d'expositions personnelles en France et à l'étranger et près de 200 expositions collectives.
Pour l'histoire régionale, il exposa au Cloître Sainte Trophime à Arles (1983) à l'ARCA (Marseille), en 1988 à La Chapelle du Méjan à Arles), au musée Cantini à Marseille, en 1993 à Salses dans la forteresse qui lui lui est dédiée et où sont toujours ses oeuvres, à Céret une grande sculpture bleue " du Simple au Double" avec des poissons qui déterminent le volume de chaque cylindre qui est exposée de manière permanente et bien sûr au musée Reatu d'Arles où sont exposées plusieurs de ses oeuvres.
Toni s'intéressa à divers matériaux pour fonder son oeuvre, le bois, la pierre, les matières plastiques, les inclusions de poissons... La matière plastique et les solvants l'on rendu malade (Niki de Saint-Phalle en est morte) mais il se soigna et allait mieux quand il commença les inclusions de poissons qu'il trempait d'abord dans le formol. Le formol est néfaste.
Après son décès, Didier Larnac, son deuxième galeriste téléphona pour nous demander si Toni se protégeait du formol. On lui répondit que non, les poissons baignant dans le formol dans son atelier. C'est alors qu'on apprit que le formol attaquait le cerveau de manière irréversible.
Il est mort en novembre 2005.
Après sa mort, le musée d'Art contemporain de Marseille, dirigé par Thierry Ollat, lui consacra une très belle exposition à l'été 2006, sur un concept de Didier Larnac, pendant qu'au même moment, Beaubourg montrait des oeuvres dans l'atelier Brancusi.
En 2012, le musée d'Art Moderne et Contemporain de Genève, sous la direction de Christian Bernard, lui consacra une mini rétrospective très réussie avec l'aide de la conservatrice Sophie Cosse.
Le retentissement de cette exposition, qui attira les responsables des musées et galeries, ses nombreux amis et un nombreux public, fut à l'origine de concevoir l'idée d'un catalogue raisonné.
Une journée de rencontres, à l'occasion des dix ans de sa disparition eut lieu au Mas du Mouton, dans les ateliers duquel il avait conçu toutes ses oeuvres, confirma le projet et donna naissance à l'Association Toni Grand.
Toni Grand a obtenu en 1986 le grand prix national de Sculpture, la Légion d'Honneur en 1992, la médaille de Chevalier du Mérite en 1999, celle d'Officier des Arts et des Lettres en 2001, toutes distinctions qu'il ne s'est jamais fait remettre...
On s'est connu à la maison Armengaud. La maison Armengaud à Aigues-Vives était une sorte de collège un peu particulier. C'était en même temps une ferme et une maison. On y enseignait essentiellement le français, un peu de maths pour préparer au Bac, mais ni d'histoire ni de géographie. On prenait le latin si on voulait. M. Armengaud était pasteur. Il était pasteur à Aigues-Vives et à Aubais. Il devait avoir six ou sept langues : outre le français bien sûr, il avait l'anglais, le latin, le grec, le yiddish, et je pense l'allemand, et probablement un peu de russe. Mme Armengaud était d'origine russe et avait elle aussi six ou sept langues. Elle parlait le latin, le grec, le français, l'anglais, le russe (puisqu'elle était russe) et l'allemand. Et c'était eux qui assuraient à peu près l'intégralité des cours, sauf les cours de mathématiques. Mais les cours se faisaient dans une sorte de communauté. C'était des cours un peu particuliers. Par exemple, en français, on faisait des dissertations en lisant très très vite les textes et tous les mots manquants comptaient pour une faute. C'est-à-dire que, dans un texte d'une page, on devait avoir cent cinquante ou deux cents fautes parce qu'on n'avait pas pu suivre le texte. Mais c'était une pédagogie extrêmement particulière et, moi, qui m'a beaucoup marqué. Je pense que Toni aussi. Ça nous a appris une certaine liberté, une certaine indépendance. J'ai connu Toni en sixième, lui devait être en cinquième.
Puis, je suis allé au collège de Lunel. J'ai retrouvé Toni après, en première ligne. Il était plus âgé bien sûr et il venait à Aigues-Vives depuis Gallargues en traversant les champs : il venait à cheval. Il laissait son cheval accroché à la barre devant le collège et il reprenait quand il partait. J'ai de cette époque une pièce qu'il m'avait offerte, que je n'ai pas retrouvée donc que je n'ai pas pu photographier. C'est probablement une des premières pièces qu'il ait faites. Il devait avoir dix-sept ou dix-huit ans. Il avait fait ça au pont de Lunel chez un garçon qui s'appelait Genoyer, qui était avec nous chez Mme Armengaud, et qui avait une forge. Cette pièce, c'était entre le crucifix et le poignard : deux carrelets qui étaient scellés par une vis, les trois pointes du manche sont martelées et le bout de la croix, la lame, est appointé.
Après, on s'est perdu de vue. Toni est parti. On s'est retrouvé en 1968-1969, d'une manière très brève à Montpellier. Moi, j'étais aux Beaux-Arts et lui venait aux Beaux-Arts aux cours du soir. Il travaillait à l'époque avec M. Bessil (qui assurait les cours du soir) et il faisait des dessins qui, dans une époque où Bernard Buffet était très à la mode, étaient des dessins figuratifs avec un trait extrêmement filé. Je parlerais de Carzou, mais c'est vraiment péjoratif pour Toni. C'était une manière très habile, très élégante, de faire des dessins figuratifs. Il nous impressionnait par la qualité, par la justesse de son trait.
Après il y a eu encore un épisode où je ne l'ai pas vu et je l'ai retrouvé en 1970. Il est venu à Aubais. A l'époque, on avait fait les premières expositions Supports Surfaces. Il était intéressé par ce qu'on faisait. Il m'a parlé de la Biennale de Paris, où il venait de présenter des pièces qui étaient des polyèdres qu'il déplaçait chaque jour. Chaque jour, il y allait et il les mettait sur une face différente. Je lui ai présenté Patrick Saytour à ce moment-là et je crois qu'ils se sont retrouvés à Nice pour l'exposition qui a été la dernière de Supports Surfaces, c'est-à-dire dans la salle du théâtre de Nice. Il a fait des pièces qui, dans ma mémoire, sont restées remarquables. C'était des pièces à géométrie variable : des tiges de métal avec des cordes de nylon bleues ou vertes qui passaient dans les tiges en métal et qui faisaient une espèce de parallélépipède qui pouvait se déformer, qui se déformait. Sur les photos de l'époque, c'est des choses qui prennent déjà l'espace avec une extrême légèreté et, en même temps, une très grande distraction. Ces pièces, je ne les ai plus vues. A cette époque-là, j'étais professeur aux Beaux-Arts de Limoges, donc je suivais un peu les événements de ceux qui n'étaient plus Supports Surfaces, puisque l'exposition à laquelle il a participé a été la dernière et celle de la fracture. Mais avec Valensi et Patrick (Saytour), ils ont travaillé à Nice, fait des textes.
Et on s'est retrouvé un été dans la propriété de Toni en Camargue. On a fait une exposition ensemble avec des éléments trouvés dans la sansouire, qu'on a posés par terre. C'était un exposition improvisée qui n'a d'ailleurs eu aucun visiteur.
Mais c'était dans l'esprit de l'époque. Dans la même époque, on avait fait avec Patrick une exposition à Prafrance avec des bambous. Mais derrière la bambouseraie. On était entrés dans la bambouseraie en fraude, on avait piqué des bambous et on avait fait, dans les champs qui étaient derrière, une exposition, tous les deux. Et je crois qu'on a été les seuls visiteurs.
Voilà, après, Toni, je l'ai un peu reperdu de vue? Et quand j'ai été nommé professeur à Marseille à partir de 1972, j'ai proposé à François Bret de le prendre comme professeur. Donc il est venu nous rejoindre à Marseille comme professeur. Puis, quand j'ai été directeur à Nîmes, je lui ai demandé de venir et nous nous sommes retrouvés à Nîmes. Et ultérieurement, quand j'ai été nommé professeurs à Paris, je l'ai retrouvé aux Beaux-Arts de Paris. Donc, on s'est suivi comme ça, avec de ma part une énorme estime pour lui. C'est quelqu'un qui a été un mystère pour moi parce qu'il parlait très peu et que j'avais un respect inouï pour lui. Je me sentais un peu "caillé" par lui chaque fois, c'est-à-dire tenu un peu à distance. Il parlait peu. Quand il parlait, c'était important, on l'écoutait. Chaque fois que j'ai pu l'entraîner dans mon sillage, dans mon parcours débridé, je l'ai fait. Mais lui avait une réserve qui était très grande et qui me déconcertait.
Son oeuvre, pour moi, est une des oeuvres majeures de l'époque. C'est une des plus grandes figures de ma génération que j'ai rencontrées. Outre le poignard, j'ai trois oeuvres. Je crois bien qu'elles ne sont pas signées. Un bois pas très haut qui doit faire 50 à 60 centimètres. Il repose sur quatre pieds. C'est une pièce qui m'a toujours exalté. Je la trouve extraordinaire parce que d'une extrême simplicité. Elle s'impose d'une manière naturelle. Elle intériorise un espace et elle tient l'espace extérieur. Elle a toutes les qualités, elle est suffisante. Les trois congres, c'est une pièce que j'ai échangée (les trois autres pièces, je les tiens de Toni). Ce sont trois congres qui font un triangle. Ce n'est pas non plus une pièce très grande, elle doit faire 50 par 50 à peu près. C'est une pièce qui est des années 1980 ou 1990. J'ai toujours trouvé que son travail était extrêmement judicieux. C'est un travail dont il a été très jaloux et qu'il a en partie détruit. Il a détruit bon nombre de pièces, ce que j'ai regretté, mais c'est mon caractère. Je suis plus dans la profusion, lui est dans la rétention. Il a détruit, pour moi, des pièces qui étaient magnifiques, mais sans doute avait-il des raisons pour le faire. C'est un des plus grands artistes que j'ai connus.
En août 1984, a l'abbaye royale de Fontevraud, Richard Baquié me disait que, à ses yeux, le seul sculpteur français important était Toni Grand. Nous avions discuté par intermittence pendant plusieurs jours, comme nous étions voisins, participant tous deux aux premiers Ateliers internationaux de Fontevraud et curieux l'un de l'autre. Le dialogue n'était pas évident, car aucun de nous ne parlait vraiment la langue de l'autre, d'où le fait qu'échanger ce genre d'opinions permettait d'offrir une mesure pour des choses complexes qu'on ne pouvait exprimer, faute de trouver les mots justes.
Mon respect à l'égard de Richard s'est accru au fil des jours passés en sa compagnie, et il était naturel, par la suite, que je repense à cette opinion et cherche catalogues et autres publications sur l'artiste qu'il estimait. C'était difficile, même si j'avais en fait manqué une opportunité plus tôt cette année-là, Toni Grand et moi-même ayant été inclus dans l'exposition Kynaston McShine, An International Survey of Recent Painting and Sculpture, au MoMa (New York). Ce n'est que bien plus tard que j'ai pu attacher à mon souvenir de l'oeuvre alors exposée un début de réflexion sur la sculpture de Toni Grand.
En mai 1985, je travaillais à AIx-en-Provence avec Françoise Guichon, qui invita Toni pour que nous fassions connaissance et échangions des propos. Je ne me rappelles pas avoir beaucoup parlé. Mais je me souviens d'une veste écossaise rouge et noir, d'une pipe et d'un visage fier et grave au nez formidable et au regard pénétrant.
En 1991, au musée des Beaux Arts de Nantes, un fabuleux alignement de poissons embaumés, en équilibre sur des escabeaux et tendu à hauteur d'oeil à travers le patio du musée - une oeuvre de Toni. L'horizon s'étend entre nos yeux, le niveau, toujours présent, s'éloigne si l'on grimpe plus haut. Un niveau est une stase temporaire, un homme debout immobile, une pause. Les escabeaux sont identiques, les poissons différents, plus courts ou plus longs, plus gros ou plus minces, et l'alignement palpite comme une respiration ou une écriture. Debout, nous ressemblons davantage aux escabeaux qu'aux poissons, et pourtant nos différences nous rapprochent plus des poissons que des escabeaux. Nous respirons. L'horizon se mesure entre nos yeux mais toujours extérieur, si bien que nous ne sommes ni poisson, ni escabeau. Le conjonction de l'horizontal et du vertical est le signe le plus simple doté de la signification la plus ardue : homme / femme, homme / monde, vie / mort. La couche visqueuse qui embaume les poissons arrête le temps et le changement. Nous bougeons, ils sont figés, l'horizon se déplace, le monde tourne.
Avec Toni, nous ne sommes jamais rencontrés pour la première dois.
Au printemps 1971, dans un studio niçois sommairement aménagé - planches, tréteaux, tabourets-, deux ou troi amis et Toni qui nous fait passer de main en main une petite branche, rectiligne, écorcée, de quatre-vingts centimètres de long. A une extrémité, un trou est percé. Comme pour le chas d'une aiguille. Un gros chas. A l'autre extrémité, un demi-chas, comme une petite fourche avec ses deux pointes. Passant par le chas et la fourche, une mince ficelle, de celles que, dans la course libre, on fixe autour des cornes du taureau. Cette ficelle est tendue de part et d'autre de la baguette. A l'endroit où elle est nouée est placé un petit gland rouge, celui justement du frontal du taureau.
En faisant coulisser la ficelle, le petit gland monte et descend.
Quelques semaines plus tard, Toni m'apporte ses premières sculptures en bois, émincées avec un couteau.
A nouveau des branchettes, entre quatre-vingt-dix et cent vingt centimètres de longueur, non rectilignes cette fois, poussées de travers, écorcées et sur les faces desquelles on peut voir les traces de l'outil.
Pour la seconde fois, il prononce la petite phrase qu'il aimait utiliser en commentaire verbal de son travail : "Je ne sais pas ce que c'est".
Tous ses amis connaissent ce jugement qui semble comporter une part d'indifférence, de négligence ou d'abandon. Nous en avons tous souri, notant le détachement apparent, l'impassibilité de la remarque, l'insouciance ou l'insensibilité raisonnée du constat. Ou le clin d'oeil, l'esprit de finesse qui lui faisait prendre distance avec la rhétorique utilisée à l'époque par les artistes de notre génération.
Mais ce que signifiait Toni était beaucoup plus précis que ce qu'une désinvolture trompeuse laissait supposer.
Ce qu'il disait clairement, c'était ceci : ce que j'observe, ce qui se fait, ce que l'histoire, y compris la plus récente, produit, je sais ce que c'est. Ce que je viens de créer, c'est, avec la plus grande attention, avec toute la pertinence dont je suis capable, le plus exactement qu'il m'est possible de le réaliser, ce que je ne sais pas. Le petit bout de ce que j'ignore, le peu que je suis capable de faire et qui n'a pas encore de statut, qui n'a pas de nom.
Ce qui fait la nécessité d'être, ayant nécessairement et exactement perçu le possible territoire où je vais devoir travailler.
Purée ! Comme j'attendais cet instant-làn dans le cérémonial silencieux et calme de nos repas, d'abord le coup d'oeil furtif à maman à côté, puis le regard qui frise de l'autre bout de la table, essayant de capter mon attention, le visage très sérieux et le port droit, cette attente... Et puis les oreilles qui remontent, et puis, enfin ça y est!, l'infernal rictus de la bouche ouverte pleine de purée qui dégouline sur le menton... Réaction immédiate de ma part mais projetée dans l'assiette, froncements de sourcils de maman, fou rire : ça, ça me manque !
Purée... Qu'y a-t-il pire que de la purée sèche sur les assiettes quand on fait la vaisselle à l'aube en regardant les Opies (lui pas nous, nous à 5 heures du matin, on dort... les filles, ça se couche tard et ça dort le matin): alors ?
La purée sèche dans la cocotte.
Fondamental.
Purée... Je ne pense pas qu'elle était au programme ce soir-là, rare, où nous avions des amis invités à dîner au Mouton. Nous avions gardé depuis longtemps les assiettes blanches ébréchées du service qui formaient une bonne pile à part en bas du bahut. De connivence à l'apéro, Amélie nous demande de mettre la table, je me positionne un peu loin, papa commence tout en discutant à m'envoyer quatre assiettes en bon état que je rattrappe sans problème et que je place bien en vue sur la table et puis, pur théâtre, il attaque la pile des ébréchées et qu'il me lance à toute vitesse et qui, vu ma maladresse voulue, vont s'éclater en miettes avec un bruit retentissant dans toutes les parties du salon et de la salle à manger. Allez, au moins six ou sept assiettes...
Stupeur...
Silence..
Reconnaissance des dégâts...
Hurlements de maman :
"Puisque c'est comme ça, on va manger dans les assiettes en bois !"
Elle arrive avec un balai en faisant la gueule. Elle joue bien.
Le temps s'immobilise...
Lui : " Bon, ben, Julia, renvoie-moi donc celles qui sont déjà sur la table."
J'obéis, il les loupe,
re-fracas d'enfer,
re-stupeur,
re-silence,
réévaluation des dégâts,
double gueule de maman parce que celles-ci étaient bonnes,
la tête de Patrick (Saytour : c'était lui),
fou rire,
nettoyage...
Purée, j'en ai eu mal au ventre. Nous passons enfin à table, grande table, rectangulaire, avec des tiroirs, un peu basse pour Patrick, qui est si grand et dont les genoux bloquent pour passer en dessous.
"Ne t'inquiète pas, dit papa. Il y a forcément un moyen, attends-moi."
Re-re-silence, encore cette attente jouissive. Et le voilà qui revient avec son égoïne et qui se met à scier les pieds de la chaise. Alors là, regard éberlué des convives, triple gueule de maman car tout refroidissait. Et purée, c'est que ça a duré longtemps, parce que, entre les quatre pieds, la chaise était toujours bancale, et Patrick finalement s'est retrouvé assis comme sur un prie-Dieu, le nez sur la table.
Confirmé, c'était bien lui et c'était le même soir, il fera foi... Je ne crois pas avoir jamais autant ri.
C'était sioux !
Purée... que de mots pourrais-je écrire pour me souvenir. Combien de petites phrases qui me resteront et que je n'oublierai jamais : "Pourquoi une photo, ta photo, sa photo, ma photo ? Une photo, c'est l'absence !" Ô combien ! Ô combien ! J'en pleure. C'est nul : ça fait des tâches sur ton bureau, papa.
Et ce jour de juin 1980 où fière de mon Bac et de mon permis réussis tu me dis : "C'est sioux ma fille, que choisirais-tu : un cheval ou une voiture ?
— Un cheval bien sûr."
Et j'eu une 2CV.