BIOGRAPHIEClaude Grobéty




 

Testament de Claude Grobéty

Fondamentalement anti-social, exclusif, indépendant, je ne trouve rien de plus médiocre que ce qui est agréable, ce que l'on apprécie béatement.


Je n'ai que des perceptions fulgurantes, qui vont jusqu'à l'hallucination, ou bien je sombre dans le plus profond mépris de l'indifférence. Entre les deux, je monte la garde, et reste constamment dans une attention vigilante de sentinelle.


Observations: La plupart des gens qui se sont emparés de mes œuvres les ont acquises sans en comprendre la véritable nécessité spirituelle, ceci dans le seul but de se montrer plus puissant que son voisin, ce qui les flatte, par fausse supériorité intellectuelle et par pur snobisme matérialiste. Quant aux « gens simples », ils sont admiratifs devant un univers qu'ils ne comprennent pas, confondant l'art avec une promotion sociale qui leur est interdite en tant qu'ambition.

Les artistes du XXe siècle désiraient un « art pour tous » - en totale contradiction avec ce désir d'être vu par tous. J'ai fait une œuvre intimiste dont le sommet du raffinement est inaccessible et incite à une descente au fond de soi.


J'aurai tout au moins démontré qu'il était possible de « créer » en marge des dictatures intellectuelles de mon temps, n'ayant servi aucune propagande, aucune idéologie, sauf la passion du dessin.

Toutefois, ne dispersez pas mes œuvres de n'importe quelle façon, peut-être celles-ci vous seront utiles plus tard.

 

Testament d'un dessinateur marginal, révolté, anti-social (bien que sociable).

 

Le 13.XII.2015

L'Oyssée du bâtiment


Ce bâtiment qui nous abrite se caractérise par des qualités à peu près opposées à celles de l’habitat moderne.


Il est constitué de matériaux apparents, qui permettent à l’esprit de garder un rapport direct avec l’environnement dont ils sont issus.   La pierre est taillée mais on discerne les coups de burin sur les faces moins travaillées, si bien que les accidents de ses contours ressemblent encore à ceux des blocs naturels qui sont parsemés dans le terrain. Les briques composant la moitié supérieure des murs conservent une individualité qui est déniée aux produits uniformes de la modernité.


La surface des murs a donc des irrégularités de texture, de coloris et de niveau d’affleurement, accentuées encore par l’érosion de la terre qui cimentait les briques, lavée des joints par les vents et la pluie.


A l’intérieur, l’une de nos premières interventions sur le bâtiment fut de combler les orifices entre les pierres, remplis de paille, de laine et de concoctions d’araignées. Le ciment gris donnait un effet hideux de plombage dentaire. Mais les ruines voisines nous fournirent le matériau qui mélangé à de la peinture acrylique blanche rendit au mur sa couleur ocre d’origine. La surface conservait cependant ses inégalités, accrocheuses de poussière, il est vrai, mais plus intéressantes à l’œil qu’une infinité lisse et sans accident.
Un réflexe moderne s’empresserait donc, au nom de la propreté, de l’hygiène et autres raisons égocentriquement matérielles, de doubler ces murs en les colmatant de couches d’isolant, recouvertes encore de plaques rectilignes, qu’il faudrait ensuite peindre ou décorer. Dans son humeur la plus perverse, Claude suggérait une tapisserie imitant la brique, avec un lacis de lierre.


L’envie de se claquemurer physiquement dans une boîte étanche participe avant tout d’un concept illusoire de sécurité bâti sur une volonté haineuse de maîtriser en asservissant la matière et le chaos naturel qui nargue toujours la supposée supériorité de l’homme.


Évidemment, le lapin fourré dans sa tanière obtient à meilleur compte chaleur et abri. Ce pauvre homme obligé d’élaborer lui-même sa fourrure, conçoit qu’il doit se défendre par des moyens artificiels mais ne sait plus, à force d’ingéniosité, conserver la mesure.


Confronté à des extrêmes naturels, il se contente d’un trou, d’une cave, d’une grotte ou d’une structure assez simple dont les matériaux, prélevés sur place, sont simplement accommodés pour former un nid avec un toit. Les huttes africaines et les igloos, les yourtes et les tepees sont les habitats exemplaires de l’utilité essentielle. Ensuite, commence le décor et vient la sophistication, et ce mot dérivé de « sophia » la sagesse, acquiert avec un « isme » la notion opposée de ruse et de subtilité par excès. Réhabilité au début du siècle, évidemment au profit d’une vertu de la matière, il prend le sens d’une complexité de recherche technicienne avec une connotation d’artificialité qui fait virer le besoin de la nécessité vitale au désir insatiable de la possession de nouveaux objets.


La conformation rudimentaire de notre maison résultait donc en une confrontation de qualités matérielles et spirituelles dont il est difficile, voire dangereux, d’établir la comptabilité.


La pierre, à nu, lui donnait une acoustique excellente. La parole et la musique y trouvaient un espace accueillant où le son s’épanouissait, discret et affirmé, sans réverbération.


Mais cette pierre dite de Beauvais, calcaire entrelardé de silex, assez poreuse, pompait l’humidité extérieure et la restituait au dedans par une abondante moisson de salpêtre qui s’amoncelait près du sol en efflorescences poudreuses d’un gris de sel de mer.


Ce phénomène engendrait la réprobation, muette mais scandalisée, des ménagères soucieuses de la netteté intérieure - de leur habitat - s’entend. Non pas qu’il faille faire équivalence obligée de la crasse à la spiritualité, mais le salpêtre n’est pas saleté, plutôt propre à réveiller en l’imagination le souvenir que ce matériau était, pour l’alchimiste, une précieuse base à ses transformations merveilleuses.


Bien sûr, l’homme sérieux sourira d’un air sarcastique, du haut de son assurance rationaliste, de ces fantaisies sans conséquences, parce qu’il a oublié, ou se souvient avec indulgence des visions fantastiques, charmantes ou terrifiantes qu’il élaborait dans son enfance à partir des taches sur le mur et des jeux de lumière sur le mobilier de sa chambre.


Pour affirmer sa maîtrise et se protéger, sans l’avouer, de forces inconnues et suspectes, il s’encadre à l’intérieur de boîtes angulaires, oblitérant les ombres, espérant réguler à forces de compteurs thermiques, électriques et hygrométriques l’atmosphère ainsi domestiquée.


Mais personne encore n’a su m’expliquer pourquoi les bouquets, au lieu de mourir et de pourrir dans les vases acquièrent ici une seconde vie, une pérennité transmogrifiée. Les fleurs du jardin avec leur charme hasardeux aussi bien que les productions du fleuriste dans leur uniforme guindé, sans perdre un seul pétale, ni de rose ni de marguerite, se pétrifient en sculptures graciles d’un bronze rouge, éteint, précieux. Le temps pour elles suspendu, il lui faut une violence, un choc spatial pour changer encore d’apparence et cette fois, tomber en poussière.


Est-ce une atmosphère spécifique, ou la circulation d’un air plutôt frais dans un grand espace, ou la résultante d’un magnétisme tellurique, ou bien la liberté inconditionnelle qu’elles ont d’être, sans fonction décorative ni la perspective inéluctable d’être jetées avec ignominie au fumier après quelques jours de gloire mondaine, qui leur confère cette apparence royale d’une majesté immarcescible et qui ne peut déchoir.


Cette bâtisse, avec ses trois faces aveugles, sous prétexte de protection contre les frimas du nord et les vents d’est insidieux, tourne le dos, boudeuse, au monde. Mais dans sa situation originelle, ce fait n’était pas également punitif, car elle était l’humble côté d’un carré formé par les autres bâtiments d’une grande ferme. Sa façade était donc orientée vers un centre que nous n’avons certes pas connu, puisque, pour nous, l’état de ruines général ne laissait subsister dans ses parages qu’un terrain cabossé, inhospitalier, que Claude comparait à un champ de mines explosées. 


Nous y avons vécu comme des bêtes pendant plusieurs années, ou du moins dans la situation assez voisine d’homme des cavernes, avec un feu central, sur la terre battue, la fumée s’échappant plutôt mal par les petites aérations de plomb ménagées dans la toiture - mais j’exagère, cet épisode du feu de grotte ne dura que les quelques mois où  nous venions des faubourgs de Paris prendre possession d’une liberté, payée de régression à la sauvagerie, dont nous remportions avec nous les relents de fauve fumé.
Il s’agissait bien pour nous de réinventer l’habitation du monde, en nous isolant d’une civilisation sclérosée, si arrogante et sûre de ses comptes qu’elle en a oublié pour qui elle accomplit ses merveilleux prodiges, qui abusent de ceux qu’ils devraient choyer.


Mais si, par une intuition préservée, il nous était possible de ressentir avec acuité la nécessité de faire le point au lieu de poursuivre sans but apparent la course infernale, nous étions, en enfants du siècle, pénétrés de ses notions. Il fallait donc sacrifier la quasi totalité de ses acceptions pour faire le tri à loisir, en éprouver la structure essentielle. Nous emportions tout de même un bagage de culture ancestrale, purifiée par le temps et ce bâtiment construit au nombre d’or accueillit nos esprits richement, bien que nos corps rudement.


Nous avions besoin d’espace et j’étais résolue à me dénicher un arpent de terre ferme - au lieu de résider, comme Claude l’avait toujours fait, sur un plancher suspendu entre ciel et terre. Nous n’avions rien imaginé en fait d’apparence ou d’architecture. Si, pourtant, nous avions dessiné une sorte de villa romaine, un bâtiment ouvert à l’intérieur sur un patio, ourlé d’un cloître.


C’était donc une vision orientée sur les caractéristiques internes que nous avions eue, mais ce qui a provoqué un « coup de foudre » pour ce bâtiment de Sainte-Eusoye, c’est, au tournant du chemin, quand nous avons aperçu sa masse imposante calée par ses contreforts sur la pente et la fière indifférence de ce mur sans aucune fenêtre. La façade, surtout ce jour là que nous pataugions dans la boue des bestiaux, avouait la faiblesse de l’édifice en tant que maison abri, refuge et confort !


Nous aurions dû, alors, fuir d’horreur. Mais l’extase intérieure a été plus forte.


Etait exaltante aussi cette idée d’être les premiers habitants humains de cet édifice si ancien, une maison neuve du XVIIième siècle, avec sans doute ses conforts, ses douceurs et ses commodités ! Car nous y serions seuls, nous n’aurions plus cette armée de servants, de laquais, de bonnes et de valets qui accompagnaient naguère toute personne de « condition » et lui préparait la couche...


Mais la consolation de ces épreuves physiques était que nous étions sortis du temps. En abandonnant tous les avantages matériels d’une maison moderne, nous avions libéré notre esprit de cette corporéalité encombrante qui nous empêchait de respirer au plan formel et esthétique (ou éthique ?). Nous avons assumé des tâches très ingrates et des difficultés matérielles, très ardues pour nous aussi qui n’y étions guère préparés, plutôt que de nous abandonner à la pression d’un monde qui nous poussait à une conformité d’esclaves aveugles et soumis.


Initiation, épreuve, défi, refus du confort matériel si prisé de nos jours, certes la part de révolte était primordiale. Pour trouver une formule plus douce à nos corps, il eut fallu sacrifier du temps et une grande activité mentale à la société qui nous aurait échangé - à termes inégaux - la subsistance contre notre chair intime. Dans cette société sophistiquée, moderne et civilisée (du moins telle se croit-elle ! ) nous n’avions le choix de vivre selon notre nature qu’en redevenant des sauvages démunis de toute aménité, ne jouissant que du plus fragile abri et de la plus maigre chère.


Si l’on s’avisait d’imiter une technique des  contes de fées qui personnifie les objets, on pourrait dire que sur le plan psychologique cette maison présente un type introverti, que sa fonction supérieure est l’intuition et qu’elle induit, par son mode d’être, des jugements de valeur à portée esthétique incitant à transcender la matière dans une contemplation d’ordre spirituel.


Quand on passe le seuil, on pénètre directement dans la zone de l’inconscient où le fatras hétéroclite est pourtant ordonné dans une dynamique d’efficacité. Seulement, cet ordre ne répond pas aux critères usuels, ni des ateliers, ni des maisons d’habitation. Dans cette pièce unique d’un peu plus de cent mètres carrés, d’un beau rectangle de sept mètres de côté, cohabitent de plein pied une cuisinière à charbon, une machine à laver, une baignoire ovale en zinc, une presse à graver, qui sont les pièces fortes des différentes sphères d’activité qui s’interpénètrent dans l’espace, tout en gardant leur spécificité fonctionnelle.


Mais le fait, ici, de n’avoir pu reléguer l’atelier à la cave ou au grenier, ou de n’avoir pas « sacrifié » une pièce pour cette sale activité, comme on nous l’a souvent suggéré, prouvait assez que la persona qui régit d’ordinaire l’accord aux conventions de l’apparence était en rapport direct et constant avec l’inconscient créateur et que toute l’énergie de la matière était accordée à l’esprit. 


Comme le note Carl-Gustav Jung, dans ses Types Psychologiques, « les particularités de l’intuition introvertie créent, quand elle a la primauté, un type (remplaçons ici d’homme par de maison) original, le rêveur et visionnaire mystique d’abord, et, d’autre part, le fantasque et artiste ... L’intuitif s’en tient en général à la perception qui constitue son problème par excellence et - s’il est artiste créateur - à la transformation plastique de la perception. »


Ce sont même les accidents de la forme, qualifiés sur le plan technique d’imperfections, qui fournissent le support au jeu de l’imagination. La dalle de mortier, coulée à même la terre, sans armature, fut tirée à la règle par un artisan dont la spécialité était la peinture laquée sur les murs et les plafonds. Procédant par bandes d’environ trois mètres de large, le ciment, que Claude brassait dehors, la barbe bétonnée sous la pluie, véhiculé par brouette, était jeté en tas répartis entre deux bastaings latéraux dont la face supérieure était réglée à la hauteur désirée pour la dalle. Une longue barre de bois appuyée sur ces montants, il reculait à genoux en tirant par saccades  de gauche et de droite la règle qui entraînait le ciment et en aplatissait la surface sur son passage, mais en imprimant dans sa matière molle tout un système géométrique en éventail où s’égaillait un jeu raffiné de granulosités.


La relative incompétence de notre aide, la précipitation affirmée de Claude qui avait hâte de finir au plus vite ces travaux, notre pénurie chronique de moyens financiers se conjuguèrent pour penser à ce stade le travail conclu. Tout au plus appliqua-t-on au sol une seule couche de peinture protectrice.


Mais quand cet objet de finition rudimentaire en vint, par le jeu de la perspective, à paraître dans le champ d’un dessin comme sous bassement naturel de mon fauteuil, c’est en une grève façonnée par la marée qu’il paraissait se transformer et charmait l'œil par des efflorescences à l’image de ces cristallisations de gypse qu’on nomme rose des sables. Le regard n’étant pas contraint par le carcan de la symétrie, pouvait voyager en toute légèreté, la fantaisie se livrer au jeu de références intermatérialistes et l’esprit transcender sa viscosité substantialiste.


Mais comme on a fatalement les qualités de ses défauts, en l’occurrence, les faiblesses de ses forces, les vertus actives de cette maison sur le plan de la perception esthétique entraînaient pour nous un déficit notable sur le plan physique. Comme le remarque Jung dans le texte cité plus haut : « l’intuitif introverti perd donc la conscience de son existence corporelle » et « l’approfondissement de l’intuition a naturellement pour effet d’éloigner beaucoup l’individu de la réalité tangible ».


Tout fonctionnait donc comme si nous avions à vivre concrètement la compensation de l’importance indue que nos contemporains occidentaux accordent à la sophistication de leur entourage domestique.
Mais ici, il faut insérer un avertissement.


Mes affirmations n’ont pas l’ambition de faire école. Ce serait un calamiteux contre-sens d’entendre mes descriptions comme des injonctions et de penser que je propose un modèle idéal d’habitat.


D’abord, parce que je dénonce les généralités assorties de leurs applications systématiques comme autant de processus esclavagistes. Pour utiliser une image algébrique qui fait sérieux, le dénominateur commun est la détermination individuelle. La seule constante est la volonté appliquée de se défier de la conventionnalité.


Les calculs matériels interviennent au niveau de la technique et ils sont nécessaires. Mais le plus important, l’assise fondamentale, le soubassement qui garantit l’équilibre de la structure, c’est l’intuition personnelle. Si vous me dites «  je fais comme vous », nous constaterons ensemble que le résultat matériel apparent est totalement différent. Et cette différence même sera la preuve par neuf que l’opération est juste.


Puisque dans la résolution de l’équation qui fait trouver le nombre matériel, le résultat sera fonction de la valeur attribuée au facteur x, lui-même dépendant de la variable y, représentant les besoins diversifiés de chaque individu et de chaque famille.


De plus il faut compter avec la variance de l’âge. Le sang de la jeunesse bouillonne et s’acclimate mieux des conditions primitives où la précarité du confort est amplement compensée par la luxuriance des ébats, le plaisir des victoires étant accru par la dépense prodigieuse des forces.


Mais ce luxe de vitalité, comme un été qui fait pousser les fruits à foison, ne peut accompagner toutes les saisons de la vie. Et vient un temps où l’intérêt pour la matière n’est plus représenté par les symboles de vitesse et de flamboyance, ni par l’efficacité des outils par quoi s’affirme la volonté de puissance, mais bien par la promesse d’un appui, le soutient réconfortant d’une sécurité, un ordre clair et silencieux où l’être tout entier peut trouver un apaisement.

Les expositions personnelles